ÉGYPTE ANTIQUE - La littérature

ÉGYPTE ANTIQUE - La littérature
ÉGYPTE ANTIQUE - La littérature

Si l’on peut se demander quelle est la première civilisation qui a inventé et employé l’écriture comme moyen d’échange, en revanche on peut affirmer que c’est dans la vallée du Nil que fut créée la plus ancienne littérature écrite attestée à ce jour. L’Égypte est par excellence la terre des scribes.

La civilisation égyptienne étant prise dans un système d’intégration cosmique qui, sur terre, culmine en Pharaon, roi-dieu, la littérature n’y est pas seulement style d’expression au niveau des hommes, mais aussi mode de relation avec les divinités et avec l’au-delà.

«Religieuse», «funéraire», ces épithètes discriminantes trahissent en fait nos propres points de vue, très éloignés de ceux des Égyptiens anciens. Il n’y a pas de place pour une littérature gratuite, pas plus qu’il n’y a d’«art pour l’art», dans une civilisation où les diverses formes d’existence sont liées par des réseaux de symboles et où le mot, parole et écrit, est un instrument d’efficience suprême dans l’énorme machinerie du monde.

Ainsi ce n’est sans doute pas un hasard si l’on ne possède rien sur la théorie littéraire. L’habituelle classification par genre peut apparaître arbitraire, même si elle demeure pour nous commode. De ces textes se dégage une valeur d’éternité en même temps qu’une volonté d’efficacité – nous dirions «magique». Aussi les références à l’individuel – auteur, milieu, décor – sont-elles secondaires; statues et reliefs témoignent de la permanence du défunt ou de la scène figurée, l’anecdote n’intervenant qu’occasionnellement. Pourtant, de même que les styles varient selon les époques, les classes sociales, les catégories de monuments, de même les textes sont loin d’être uniformes. Au cours de plus de trois millénaires, que de différences! Si le divin et le grandiose dominent dans l’Ancien Empire (2700-2300 av. J.-C.), l’humain, voire le politique se manifestent au Moyen Empire (vers 2000 av. J.-C.), le pittoresque, le gracieux ou le caricatural caractérisant maintes œuvres du Nouvel Empire (1580-1085 av. J.-C.). Quant à la basse époque, en son désir de répéter les grandes leçons du passé, elle emprunte à toutes les traditions antérieures; la culture pharaonique subsiste enfin fort avant dans notre ère: les derniers hiéroglyphes sont gravés à la fin du IVe siècle après J.-C., les inscriptions démotiques aux alentours de 470 après J.-C.

On doit admettre que, comme toutes les civilisations primitives, l’Égypte prédynastique possédait une tradition orale. Il est presque impossible de s’en faire une idée, encore que certaines sentences magiques et culturelles de l’Ancien Empire puissent en être les vestiges.

Pour une si longue durée, il n’est guère facile de reconstituer la «masse» littéraire. Nos connaissances restent tributaires des découvertes archéologiques; la plupart des richesses de la littérature égyptienne demeurent inconnues. Les textes «religieux», gravés souvent dans la pierre des temples ou des tombeaux, sont parvenus jusqu’à nous en assez grand nombre; leur traduction et leur interprétation restent délicates, malgré les progrès de l’égyptologie. Mais combien d’œuvres, transcrites sur des rouleaux de papyrus, matériau fragile par excellence, sont totalement perdues! Certaines sont attestées par de simples allusions; d’autres ne sont connues que par d’infimes fragments de papyrus, par des copies d’écoliers sur des éclats de calcaire ou des tessons de poteries (ostraca ); sur de tels fragments, quelques illustrations cocasses sont presque les seuls témoins de l’existence de fables et d’histoires d’animaux.

Certaines époques sont mieux représentées que d’autres. On possède peu de vestiges de la littérature des IIIe et IVe dynasties – l’époque des grandes pyramides (vers 2700-2500 av. J.-C.) – ou encore de la période saïte (milieu du Ier millénaire av. J.-C.). Paradoxalement, en revanche, les troubles sociaux de la première période intermédiaire (vers 2200 av. J.-C.) furent moins défavorables à la «littérature» qu’à d’autres expressions artistiques; en cette période de crise de la société pharaonique surgissent des œuvres plus personnelles et, pour notre sensibilité, plus émouvantes; les lettrés des époques postérieures les ont reproduites et certaines sont parvenues jusqu’à nous.

Il existait des bibliothèques privées, comme en témoigne un coffre retrouvé sur la rive gauche, près de Thèbes (à proximité du Ramesseum), et qui contenait des rouleaux de papyrus possédés par un prêtre de la XIIIe dynastie (vers 1750 av. J.-C.). Mais la vie littéraire dépendait directement des écoles, qui faisaient également office d’archives, de bibliothèques ou d’universités, rattachées aux palais et aux temples; c’étaient les «Maisons de Vie»: perpétuant la culture traditionnelle, elles assuraient le maintien de Maât, la Vérité-Justice, l’ordre établi par les dieux dont Pharaon était le garant sur la terre, par opposition au chaos tant redouté.

Les études de scribe étaient indispensables pour occuper un poste important dans l’administration ou pour devenir médecin, prêtre, architecte. Des gens de modeste origine purent ainsi atteindre de hautes fonctions; ils le notent avec fierté sur les parois de leurs tombeaux. Les écoliers fréquentaient la Maison de Vie durant une dizaine d’années; on leur enseignait, avec d’autres disciplines, les nombreux signes hiéroglyphiques ou hiératiques, puis ils s’évertuaient à recopier des fragments de grands textes égyptiens, surtout ceux du Moyen Empire, époque «classique» de la langue et de la littérature ancienne; ils s’initiaient aussi au formulaire de la correspondance: de nombreux modèles de lettres fictives nous sont parvenus. En raison du prix coûteux des rouleaux préparés à partir de la moelle de papyrus, invention qui remonte à l’aube des temps historiques, les élèves s’exerçaient sur des tessons de poteries ou des éclats de calcaire, en employant le traditionnel roseau, taillé en biseau, qu’ils trempaient dans l’encre noire ou rouge. Les études et le métier de scribe étaient en principe réservés aux hommes; on a mention, cependant, de femmes scribes sous le Moyen Empire et à la basse époque, et l’on connaît même un graffiti qui raille les efforts littéraires du sexe faible. Outre les grandes écoles, des écrivains publics prodiguaient leur enseignement: de nombreux ostraca ont été retrouvés sur le site de Deir el-Medineh, village d’ouvriers et d’employés de la nécropole thébaine, habité à la fin du Nouvel Empire.

Nulle autre civilisation n’a tenu l’instruction en plus haute estime et prisé autant l’œuvre du scribe, ce qu’illustre parfaitement un papyrus du Nouvel Empire:

Un livre est meilleur qu’une maison bâtie,
Que des tombeaux dans l’Occident.
Il est plus beau qu’un château édifié,
Qu’une stèle dans un temple.

1. La langue égyptienne

La langue égyptienne est classée dans la famille chamito-sémitique: les éléments du substrat africain (apparenté au libyco-berbère et aux langues de l’extrémité nord-est de l’Afrique) ont été mis en forme dans un cadre sémitique; entre l’égyptien et les langues sémitiques (accadien, hébreu, arabe) maintes analogies peuvent être notées dans le système des pronoms personnels, l’existence d’une forme verbale d’état, dans le vocabulaire; beaucoup de racines communes comportent trois radicales (trilitéralité).

Vers 3000 avant notre ère, au moment où s’organise l’irrigation totale de la vallée et où, sous l’autorité du pharaon, s’unifie politiquement le pays, apparaissent les premiers documents écrits: palettes votives, tablettes d’ivoire et bouchons de jarres portant des noms de produits, des titulatures de souverains ou de défunts.

Comme pour l’ensemble des langues chamito-sémitiques, les voyelles ne sont pas notées; l’écriture hiéroglyphique n’offre que le squelette consonantique des mots. S’il est possible parfois de restituer la prononciation par comparaison au copte, la sonorité et le rythme de la littérature égyptienne nous échappent presque totalement; il est ainsi fort difficile de juger des effets littéraires et d’approcher les jeux de la poésie. Il semblerait que, dans l’ensemble, les textes littéraires égyptiens aient une forme métrique; notre distinction entre prose et poésie peut donc apparaître bien factice.

Les écritures typiquement égyptiennes disparurent avec le triomphe du christianisme. Le copte des chrétiens d’Égypte est l’ultime développement de la langue égyptienne; il s’écrit au moyen de l’alphabet grec, complété par quelques signes empruntés au démotique. Le copte cesse d’être parlé au XVIIIe siècle, mais il continue d’être utilisé dans la liturgie de l’Église d’Égypte.

2. Les textes religieux

Les premières grandes œuvres littéraires égyptiennes furent composées dans une intention essentiellement magico-religieuse. Tel est le cas des Textes des pyramides , amalgame d’incantations liturgiques et de formules funéraires, gravées en longues colonnes d’hiéroglyphes très soignés dans les chambres sépulcrales et les couloirs des pyramides des pharaons de la fin de la Ve et de la VIe dynastie (2400-2200 av. J.-C.). Certains «passages» décrivent le rituel des funérailles et des offrandes, indispensable pour assurer la résurrection du roi et son entrée dans le monde des dieux; d’autres sont des formules de protection contre les serpents et les animaux maléfiques; nombre de sentences, d’une poésie fulgurante mais obscure pour nous, font des emprunts aux doctrines solaires élaborées par le clergé d’Héliopolis ou comportent des éléments de la légende osirienne. Ce recueil de textes, généralement courts, n’était pas fixé de façon stricte: d’une pyramide à l’autre, on note de nombreuses variantes, additions et suppressions. D’autres recueils, comme le Livre de l’Amdouat , le Livre des portes , le Livre des cavernes , servent aussi de guides funéraires et décrivent la course nocturne du soleil.

Les traités théologiques composés à diverses époques par les prêtres des centres religieux majeurs (Héliopolis, Hermopolis) avaient un caractère plus technique que littéraire. La transcription des mythes (cosmogonies, grandes légendes divines telles que la geste d’Osiris) répond, elle aussi, à des besoins doctrinaux et pratiques. En revanche, certains hymnes divins sont d’une haute qualité artistique: ils glorifient le roi-dieu, le Nil (Hapy), Osiris, Amon, Min ou Sobek. Les plus extraordinaires furent composés en l’honneur du disque solaire par Akhenaton, le roi hérétique qui, au cœur de la XVIIIe dynastie (1372-1354 av. J.-C.), voulut remplacer la religion traditionnelle par le culte d’un seul dieu, Aton ; cette tentative monothéiste fut un échec; on possède néanmoins les admirables hymnes solaires dans lesquels le roi-poète exalte la gloire d’Aton, louant dans la création son créateur:
DIR
\
Tu te lèves beau dans l’horizon du ciel,
Ô vivant Aton, qui vis depuis l’origine.
Quand tu resplendis dans l’horizon de l’Est,
Tu remplis chaque pays de ta beauté.
Tu es beau, tu es grand, tu étincelles.
[...] Combien multiples sont tes œuvres, mys[térieuses à nos yeux!
Seul Dieu, toi qui n’as pas de semblable,
Tu as créé la terre selon ton cœur./DIR

Bien moins connus sont les hymnes des temples ptolémaïques (un peu avant notre ère); certains sont pourtant d’une poésie intense et d’une fraîcheur émouvante, tels les hymnes à Hathor, la déesse «dorée» de Dendara:
DIR
\
Viens, ô Dorée, qui te nourris de chants!
Car l’aliment de ton cœur, c’est la danse,
Toi qui brilles de liesse au moment de te for[tifier,
Toi que la danse apaise au milieu de la nuit./DIR

À ces accents dionysiaques répondent ceux de la piété la plus personnelle, spiritualité figée dans la pierre des statues et des reliefs figurés.

3. Les textes épiques et biographiques

À la limite du monde des dieux et des hommes, Pharaon offre des thèmes littéraires de choix. Les éloges des rois de la XIIe dynastie sont célèbres: stances en l’honneur de Sésostris III du Papyrus Kahoun, hymne à Amenemhat III. Au Nouvel Empire se développe un style de cour fleuri et parfois pathétique. «Dès l’œuf», Pharaon conquiert. On relate ses victoires; on exalte son courage au combat, son habileté à la chasse. En fait, il ne s’agit ni d’annales ni de chroniques du temps. Les Égyptiens n’ont jamais visé à l’objectivité d’un récit proprement historique. Par définition, Pharaon est superbe; il garantit le maintien de Maât et le triomphe de l’Égypte sur les ennemis du pays et le chaos de l’univers. Peu importe l’issue réelle des batailles; ainsi, le Poème de Pentaour célèbre Ramsès II dans sa gloire et passe sous silence ses difficultés avec les Hittites. De nombreuses inscriptions louent les constructions de temples, les expéditions, le forage de puits en des zones désertiques.

De façon générale, les «autobiographies» que les notables égyptiens faisaient graver sur les murs de leurs tombes ne sont guère plus conformes à la réalité; elles s’efforcent de donner une image idéale du défunt et de sa vie, tout entière vouée au service de Pharaon et des dieux.

4. Les romans

Si le genre historique n’existe pas dans l’Égypte pharaonique, divers récits transposent cependant une réalité qui apparaît assez perceptible. Préfigurant en quelque sorte le roman d’aventures, ils constituent une transition entre la biographie et le conte proprement dit.

Le récit le plus connu est l’Histoire de Sinouhé , qui jouit d’une grande popularité dans l’Égypte ancienne si on en juge par le nombre de copies sur papyrus et ostraca parvenues jusqu’à nous; d’un style élégant, d’une langue très classique, elle se distingue par l’habileté de la composition. L’emploi de la première personne laisse supposer qu’il s’agit d’une autobiographie romancée. L’action se situe au début de la XIIe dynastie (vers 2000 av. J.-C.). Haut dignitaire, Sinouhé est en campagne avec le prince héritier, quand parvient la nouvelle de la mort d’Amenemhat Ier. Il s’enfuit en Asie, pris de panique pour des raisons obscures, sans doute la crainte d’être compromis dans un complot. Il erre longtemps, triomphe en duel d’un bravache local, puis est recueilli par une tribu de Bédouins, où il finit par occuper une position enviable. Les années passent; malgré son bonheur, Sinouhé est en proie au mal du pays: il ne peut supporter l’idée d’être enterré chez les barbares, car seul le rituel funéraire traditionnel confère la survie. Répondant à l’appel du roi Sésostris Ier, il retrouve sa patrie avec des transports d’allégresse. «Vêtu désormais de belles étoffes de lin, oint d’huile fine et dormant sur un lit, [...] j’ai été l’objet des faveurs royales jusqu’à ce que vînt le jour du trépas.»

Les Mésaventures d’Ounamon datent de la fin du Nouvel Empire, juste après le règne du dernier Ramesside (vers 1085 av. J.-C.); elles sont connues par un papyrus unique, acquis par W. Golenischef et conservé aujourd’hui au musée de Moscou. Chargé d’acheter au Liban le bois nécessaire pour réparer la barque sacrée du dieu Amon de Thèbes, Ounamon rencontre nombre de difficultés: des marins le dévalisent à l’escale de Dor, la ville des Tjeker; après une simple escale à Tyr, il récupère l’équivalent de trois kilogrammes d’argent dans le coffre du bateau qui le transportait (bateau appartenant à des Tjeker, à coup sûr). Il débarque à Byblos où le retiennent de longs marchandages; les affronts ne lui sont pas épargnés. Le roi de Byblos se fait prier pour livrer le bois demandé et exige de l’Égypte un complément de présents; enfin Ounamon se rend à Chypre; mais la fin du récit est malheureusement perdue. D’allure picaresque et visiblement arrangée, la narration semble inspirée directement du rapport officiel qu’Ounamon a pu rédiger au retour de sa mission au Liban; ce reportage d’un style clair, parfois brillant, est aussi un incomparable document d’histoire internationale et économique.

Un tel roman historique n’est pas isolé. On peut citer, dans une perspective un peu différente, le Récit de la prise de Joppé ; au cours d’une campagne de Thoutmosis III (vers 1475 av. J.-C.), le général Djehouty introduit ses hommes, cachés dans de grands paniers, à l’intérieur d’une place forte syrienne dont il s’empare ainsi (stratagème qui se retrouvera dans l’histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs). On ne sait en revanche à quel contexte historique font allusion quelques fragments publiés du Conte de Neferkarê et du général Sisene ; le roi se rend subrepticement, de nuit, chez son général; il est l’objet d’une filature; le récit ne cache pas les actes répréhensibles auxquels il se livre. S’agit-il là d’une satire politique ou d’une fabulation autour d’un interdit propre à la ville de Memphis?

5. Les contes

Sous l’appellation commode de contes, on groupe généralement des œuvres très diverses: à côté d’épisodes romancés comme ceux qu’on vient de signaler, on range des histoires où dominent le merveilleux et la magie et des récits à tendances psychologiques, voire philosophiques. Ce ne sont nullement des divertissements pour enfants ou de simples jeux de lettrés. Ils ne sont jamais totalement exempts de préoccupations religieuses et mythologiques. Souvent on y décèle une évidente intention politique de propagande royale. Le plus proche de notre actuelle conception serait le Conte du naufragé , connu par un seul manuscrit conservé à Saint-Pétersbourg et d’origine inconnue. Écrit dans une langue choisie dont l’original semble dater du début du Moyen Empire, il met en scène un Égyptien qui, après avoir fait naufrage, parvient à gagner une île enchantée habitée par un serpent géant qui le reçoit aimablement et s’emploie à lui faire regagner son pays natal. Charmant le lecteur par ses descriptions de la vie des marins et de la navigation en mer Rouge, le Conte du naufragé a sa place auprès des péripéties de L’Odyssée et des aventures de Sindb d le Marin.

Mais, d’une façon générale, les contes égyptiens procèdent d’une intention politique, religieuse ou philosophique. Le genre didactique ne leur est pas tout à fait étranger. Ainsi, les Contes du Papyrus Westcar doivent légitimer la montée au trône des trois premiers rois de la Ve dynastie, présentés comme les fils du dieu-soleil. En proie à l’ennui, le roi Chéops, tout comme les despotes des contes arabes, demande à ses fils de le divertir en lui racontant des histoires; lorsque vient le tour du prince Djedefhor, celui-ci cherche un certain Djedi, prestidigitateur et prophète qui annonce l’avènement des premiers souverains de la Ve dynastie. Cette pseudo-prédiction n’est qu’une justification a posteriori des faits.

Dans le Conte prophétique , le roi Snéfrou, souverain de la IVe dynastie, fait venir Néferti, un prêtre de la déesse Bastet. Celui-ci décrit en termes poignants le chaos dans lequel sombrera l’Égypte, la misère, la révolution sociale, l’anarchie généralisée; mais il prévoit aussi la naissance d’Amenemhat Ier, le roi sauveur qui rétablira l’ordre et refera l’unité du pays; ce texte est composé manifestement à la gloire de la XIIe dynastie.

Le Conte de l’oasien évoque aussi une période de désorganisation. Un marchand venant de l’oasis du Sel (aujourd’hui Ouadi-Natroun) se fait dépouiller de sa pacotille par un fonctionnaire peu scrupuleux. Il en appelle au grand-intendant qui, frappé de son éloquence, prévient son souverain. À la recherche de distractions, celui-ci prend un malin plaisir à faire traîner l’affaire en longueur: le fellah plaideur n’obtient la restitution de ses biens et la punition du coupable qu’au bout de neuf longues plaidoiries où se mêlent rhétorique creuse et verve populaire.

Certains contes pourraient être qualifiés de mythologiques, mettant en scène les dieux eux-mêmes. Le plus célèbre est celui des Aventures d’Horus et Seth , connu par le Papyrus Chester Beatty de la XXe dynastie (vers 1160 av. J.-C.) et publié en 1930. Très irrévérencieux, il dépeint en un langage populaire, alerte et truffé de facéties grossières, le monde des dieux divisé par des querelles assez sordides: devant le tribunal divin, on assiste à la dernière phase du procès qui oppose depuis quatre-vingts ans Horus et Seth pour le trône d’Égypte, héritage d’Osiris; il se termine par la victoire d’Horus, grâce aux interventions d’Isis, mère vigilante et rusée magicienne. Pourquoi les Égyptiens, «les plus pieux des hommes», se sont-ils complus à ce récit des turpitudes des dieux? Peut-être s’agit-il d’une satire burlesque de la société égyptienne et d’une critique des rapports parfois délicats entre le pouvoir et la justice.

Le Conte des deux frères , que rapporte le Papyrus d’Orbiney, renferme également des éléments mythologiques: ses deux personnages principaux, Anubis et Bata, sont deux divinités. Le thème est banal: la femme d’Anubis est amoureuse de son beau-frère Bata; furieuse de voir ses avances repoussées, comme Putiphar ou Phèdre, elle le discrédite auprès de son mari. À ce premier récit qui se distingue par une fine analyse psychologique, mais dont le véritable sens n’est apparu que par la publication du Papyrus Jumilhac relatif aux mythes du XVIIIe nome de Haute-Égypte, a été amalgamée une seconde composition où prédominent en revanche la magie, le merveilleux et les métamorphoses.

L’argument des frères ennemis est aussi celui de Vérité et Mensonge , allégories personnifiées qui rappellent les rivaux du mythe osirien. Vérité est condamné par l’Ennéade divine à avoir les yeux crevés pour son incapacité à rendre à son frère un couteau doté de vertus prodigieuses dont Mensonge prétendait être le propriétaire. L’aveugle devient l’amant d’une dame de haute naissance qui, lassée de son caprice, en fait le portier de sa maison. Le fils né de cette brève union, nouvel Horus, entreprend de venger son père et réussit par ruse à faire châtier son oncle par le tribunal des dieux. C’est donc la victoire du bien sur le mal.

Un autre thème philosophique, celui du destin, contre lequel la protection d’un dieu personnel est seule efficace, sert de trame au conte du Prince prédestiné . Condamné dès sa naissance par les sept Hathor à périr par le fait d’un crocodile, d’un serpent ou d’un chien, il est élevé sans contact avec le monde extérieur, comme notre Belle au bois dormant. Avec l’aide divine, qui se manifeste sous forme d’interventions magiques, et celle de son épouse, une jeune princesse syrienne, il parvient à déjouer le mauvais sort; la fin, perdue, du récit relatait sans doute son accession au trône.

6. Les textes politiques et philosophiques

On a déjà reconnu le reflet des préoccupations politiques dans plus d’un texte, aussi bien dans la poésie épique que dans les romans et les contes; on le retrouve également à propos des «sagesses». Une place à part doit être faite de ce point de vue à deux œuvres poignantes, d’un pessimisme amer et d’une profonde beauté.

Dans les Lamentations d’Ipouer , on reproche au roi sa mollesse et son incapacité devant une situation qui est dépeinte dans toute son horreur. On a généralement attribué ce texte à la première période intermédiaire, mais on a proposé aussi d’y trouver un écho de la situation de l’Égypte conquise par les Hyksos, durant la deuxième période intermédiaire.

Dans le Dialogue d’un désespéré avec son âme se manifeste le désarroi moral des Égyptiens devant l’effondrement général des valeurs: un homme décide de mettre fin à ses jours; son âme s’oppose à cette solution extrême et un débat s’engage. L’interprétation de cette œuvre à tendance philosophique nous échappe en plus d’un point: peut-être l’âme prône-t-elle des opinions novatrices, tandis que l’homme reste partisan des croyances traditionnelles; il s’en remet en effet à l’efficacité des rites funéraires, alors que son âme n’y voit que vaine illusion. Pour la convaincre, l’homme lui chante quatre poèmes, parmi les plus beaux de la littérature égyptienne; l’attrait de la mort s’oppose à l’horreur de la vie sur terre:
DIR
\
La mort est aujourd’hui devant moi,
Comme un chemin après la pluie [...],
Comme une éclaircie dans un ciel de nuages,
Comme le désir d’une chose inconnue./DIR

7. La poésie lyrique et dramatique

D’un pessimisme comparable, mais cette fois tourné vers une exaltation de la vie, s’affirment les Chants des harpistes . Gravés dans les tombes des notables du Nouvel Empire qui montrent des banquets funéraires, ils remontent en fait au Moyen Empire. Le Chant d’Antef l’exprime joliment:
DIR
\
Aucun ne revient de là-bas, qui nous dise quel [est leur sort,
Qui nous conte ce dont ils ont besoin [...]
Que ton cœur donc s’apaise [...]
Suis ton désir et ta félicité,
Remplis ton destin sur la terre./DIR

C’est seulement au Nouvel Empire qu’apparaissent les chants d’amour. Comme le Cantique des cantiques, plusieurs de ces poèmes figurent parmi les chefs-d’œuvre de la littérature universelle. Cette époque de richesse et de luxe, plus individualiste, était davantage propice à l’éclosion d’une poésie amoureuse. La révolution d’Akhenaton (XIVe siècle av. J.-C.) réalise les conditions exigées pour la naissance d’une telle lyrique: la rencontre des amants dans l’intimité de la solitude et dans une réelle liberté. Le plus ancien témoignage serait le Papyrus Harris 500. Les poèmes sont généralement divisés en strophes, mais il est difficile d’imaginer leur rythme et la tonalité des vers puisque nous ignorons la vocalisation de l’ancien égyptien; tout au plus peut-on distinguer le «parallélisme des membres» de la phrase ou l’insistance sur des syllabes «tonales». Riche d’images, la poésie d’amour égyptienne transcrit moins l’élan d’âme d’un poète qu’elle n’exprime le duo d’amoureux. Des dialogues pleins de fraîcheur et de fantaisie développent tous les thèmes de la vie amoureuse: la description des parties du corps de la bien-aimée, les supplications devant la porte de l’amante, les lamentations à l’approche de l’aurore qui sonne l’heure de la séparation, l’indifférence du bien-aimé, le désespoir et le mal d’amour:
DIR
\
Voilà sept jours que je n’ai vu la bien-aimée.
La langueur s’est abattue sur moi.
Mon cœur devient lourd.
J’ai oublié jusqu’à ma vie./DIR

La nature tout entière devient complice des plus tendres sentiments:
DIR
\
S’en aller aux champs est délicieux
Pour celui qui est aimé.
La voix de la sarcelle,
Qui à son appât se trouve prise, se plaint.
De ton amour qui me retient
Je ne puis me délivrer./DIR

Avec l’époque ramesside (le groupe le plus tardif de poèmes date du règne de Ramsès V, vers 1150 av. J.-C.) s’accentuent les recherches de la frivolité et de la sentimentalité; l’érotisme verse dans l’obscénité: le fameux Papyrus de Turin décrit un vieillard amoureux fort grivois.

De la lyrique relèvent encore les hymnes religieux et les prières déjà évoqués. Il faudrait y ajouter les œuvres dramatiques: les livrets de drames liturgiques ayant pour thèmes les grands sujets sacrés (fondation de Memphis, légende d’Osiris, massacre de Seth par Horus). Mais on est loin d’un théâtre conforme aux conceptions actuelles.

8. Les «sagesses»

Les recueils d’«enseignements» constituent le domaine le plus typique de la littérature égyptienne et sans doute aussi le plus prisé. Ounamon, l’envoyé égyptien, recevait déjà cet aveu du prince phénicien de Byblos: «C’est d’Égypte qu’est sortie la sagesse pour atteindre le pays où je suis.» Maximes et conseils abondent dans les contes et les poèmes. Cependant les «sagesses», dont l’existence est attestée au début de la IIIe dynastie (vers 2700 av. J.-C.) jusqu’à l’époque gréco-romaine, forment une catégorie en soi, sortes de testaments spirituels et d’ouvrages éducatifs écrits pour un fils, un disciple ou simplement les générations à venir que des hommes avertis voudraient faire profiter de leur longue expérience. Ce sont d’ailleurs les seules œuvres égyptiennes pour lesquelles soient indiqués des noms d’«auteurs». Leur contenu est varié: en maximes indépendantes, de plusieurs vers chacune, groupées en chapitres, sont fournis des préceptes moraux, politiques ou religieux, mais aussi des règles de savoir-vivre ou des conseils à suivre dans les situations délicates.

Il est regrettable que les Maximes d’Imhotep , vizir et génial architecte de Djoser, premier roi de la IIIe dynastie, n’aient pas été retrouvées. La plus ancienne sagesse connue demeure donc celle qui, à la fin de la IIIe dynastie, fut adressée à Kagemni , qui devint lui-même vizir sous Snéfrou, fondateur de la IVe dynastie; son auteur a été identifié: il se nomme Kaïres; on y trouve juxtaposées des recettes de bonne tenue à table et des recommandations de ne pas encourir la colère divine par un orgueil démesuré et l’opposition à Maât. Seul est conservé le début de l’Enseignement du prince Djedefhor (ou Hordjedef), fils de Chéops, le constructeur de la grande pyramide de Giza. Les Maximes de Ptahhotep , vizir du pharaon Isési de la Ve dynastie, furent peut-être le texte littéraire égyptien le plus difficile à traduire; l’édition exemplaire de Z. Zába, accompagnée d’un commentaire précis et documenté, l’a désormais rendu accessible.

Les sagesses de la fin de la première période intermédiaire et du début du Moyen Empire témoignent de préoccupations autant politiques que proprement morales. Dans les Enseignements du roi Akhty à son fils Mérikarê (Xe dynastie héracléopolitaine) se manifeste aussi un véritable souci d’éthique:
DIR
\
Fais le bien tant que tu es sur terre.
Soulage l’affligé, n’opprime pas la veuve,
N’expulse personne du domaine de son père [...]
Alors cette terre sera bien établie.
Laisse la vengeance à Dieu./DIR

Mérikarê doit devenir non seulement un homme mais un roi; aussi une partie de l’œuvre constitue-t-elle le testament politique d’Akhty, où se reflète le profond pessimisme de cette époque troublée. Le problème de la morale politique est posé: le souverain est responsable devant ses sujets.

Malgré son titre, l’Enseignement d’Amenemhat Ier n’est pas l’œuvre du pharaon de la XIIe dynastie; il a été écrit par un scribe nommé Khéty pour le futur pharaon Sésostris Ier. Les exemples qui illustrent les conseils sont tirés de la vie d’Amenemhat Ier: le roi décrit lui-même son assassinat qu’il attribue à sa trop grande confiance et à l’ingratitude des hommes.

Le même Khéty est l’auteur du texte traditionnellement connu sous le nom de La Satire des métiers , qui jouit d’un grand succès dans l’Égypte ancienne: sur le chemin de l’école, Khéty tente d’encourager son fils à l’étude en lui décrivant les avantages du lettré et en dépréciant les occupations manuelles, dont il montre les multiples désavantages: «Il n’est aucun métier où l’on ne soit pas commandé, sauf celui de fonctionnaire. Il est celui qui commande.»

L’Enseignement d’un homme pour son fils est anonyme, cas exceptionnel dans le genre des sagesses. Cette œuvre du début du Moyen Empire, dont la traduction textuelle est du milieu de la XVIIIe dynastie, s’adresse aux couches populaires et souligne la nécessité de la fidélité à Pharaon, qui veille sur le bien-être du pays.

Sous le Nouvel Empire, l’Instruction d’Any fournit des conseils très pratiques: comment choisir ses amis, quelle conduite tenir envers les étrangers, la police, les ennemis ou les membres de la famille. Le fils conteste l’utilité d’apprendre ces maximes par cœur; le dialogue qui s’engage alors avec le père sur la nécessité de l’éducation donne son originalité à cet «enseignement», qui est connu par le Papyrus Boulaq IV et par un autre papyrus de l’Institut français du Caire. Tout n’est pas encore dit dans le domaine des sagesses égyptiennes. Plusieurs œuvres ont été nouvellement retrouvées: les Instructions d’Amennakhte avec, en particulier, l’ostracon du British Museum no 41541; une sagesse inconnue de l’époque ramesside, la sagesse de l’ostracon hiératique de Berlin no P 14371; les fragments des papyrus du Ramesseum. Les recherches menées par les hiératisants à travers les grandes collections de papyrus et d’ostraca peuvent encore réserver les plus intéressantes surprises.

Abordant le Ier millénaire avant notre ère, on trouve un texte fameux, la Sagesse d’Aménémopé (papyrus du British Museum no 10474). Son auteur ne croit guère à la perfectibilité de l’homme; devant les mystères de la vie, l’être humain ne peut que s’en remettre entièrement à son créateur et l’adorer en toute confiance. Comparable en de nombreux points aux Proverbes de Salomon, ce texte a suscité beaucoup de controverses; loin d’être la traduction d’un original hébreu ou araméen, c’est au contraire la source du texte biblique.

Durant la basse époque, les sagesses continuent à être en faveur. Le Papyrus de Brooklyn (no 47.218.135) offre un texte encore inédit en néo-égyptien, écrit en hiératique; on y trouve l’apologie du chef, considéré comme nécessaire; il faut vivre dans son entourage pour n’être pas «un chien qui n’a pas de maître»; c’est «le pasteur de ceux que Rê a créés». Plusieurs papyrus démotiques témoignent de la vigueur du genre jusqu’à une époque très tardive. Ainsi, un papyrus du British Museum a livré les Instructions d’Ankhsheshanqy , présentées comme l’œuvre d’un vizir jeté en prison pour n’avoir pas dévoilé un complot contre le roi; manquant de papyrus, il grave sur des ostraca les maximes destinées à son fils; celles-ci groupent des conseils utilitaires, voire techniques, dans un ensemble assez terne et terre à terre. Quant à l’Enseignement du Papyrus Insinger , il prodigue des recommandations générales et rappelle la toute-puissance de Dieu.

9. Les derniers siècles

Devant les dernières vicissitudes politiques de leur histoire et les déceptions de l’occupation étrangère, les Égyptiens se tournent avec regret vers un passé glorieux, qu’ils essaient de faire revivre en des œuvres archaïsantes s’inspirant de la langue et de l’écriture du Moyen Empire. Les Oracles du Potier , le Songe de Nectanébo ou la Chronique démotique sont des pseudo-prophéties qui devaient redonner aux Égyptiens l’espoir de jours meilleurs. Le Mythe de l’œil solaire décrit les voyages hivernaux du Soleil vers le sud avant qu’il ne regagne l’Égypte au printemps. Les sagesses sont toujours un genre très apprécié. Les biographies gravées dans les tombes des notables continuent à idéaliser l’image et la vie du défunt, sans faire allusion aux difficultés traversées par l’Égypte; aussi le cas de l’amiral Oudja-Horresnet est-il une exception, puisqu’on est mis au courant de ses relations avec l’envahisseur Cambyse et de son voyage en Perse. Les réflexions que Pétosiris, grand-prêtre d’Hermopolis (vers 350 av. J.-C.), fit graver dans sa tombe frappent par leur grande ferveur personnelle et l’immense confiance en Dieu dont elles témoignent.

À côté de cet aspect traditionnel, on décèle dans la littérature égyptienne des influences grecques dès l’époque saïte (663-525 av. J.-C.), c’est-à-dire bien avant l’épopée d’Alexandre et les Ptolémées. Elles sont sensibles dans les romans épiques alors en vogue, comme le Cycle de Pétoubastis , qui fait des emprunts à Homère, ou encore dans les Aventures de Khaemouaset , où le fils de Ramsès II est considéré désormais comme un maître en magie.

Si l’Égypte, en ses derniers temps, a reçu des apports de la Grèce, elle a inversement beaucoup donné à la civilisation hellénique. Les romans grecs, la littérature orphique ou pythagoricienne s’inspirent de la vallée du Nil; le thème du carpe diem gréco-romain a des antécédents dans les chants des harpistes; dans la poésie des élégiaques latins se reconnaissent les topoi du chant du point du jour ou les lamentations à la porte de l’amante (paraklausithyron ); jusque dans la Grèce moderne, un conte où les personnages principaux se nomment Équité et Iniquité rappelle celui de Vérité et Mensonge . Sans doute est-il plus difficile de discerner les emprunts des fables classiques à l’Égypte: un texte égyptien raconte la dispute entre la tête et les membres, thème qu’on rencontre dans la fable de Menenius Agrippa. Malheureusement, nous ne connaissons l’existence d’autres fables de la vallée du Nil que par des illustrations sur papyrus et ostraca: la chèvre qui danse devant le loup musicien, sujet qu’on retrouve dans une fable d’Ésope; les souris qui partent en guerre contre le chat ou, dans un monde inversé, les souris servies par des chats.

Les contes égyptiens ont enfin leurs prolongements dans certaines traditions coptes et dans la littérature arabe. Le souverain qui essaie de tromper son ennui en se faisant raconter des histoires évoque maints despotes des contes orientaux. Nous avons noté au passage les similitudes du Naufragé et de Sindb d le Marin, des paniers de La Prise de Joppé et des jarres d’Ali Baba. Et les tribulations du Prince prédestiné trouvent de lointains échos en notre Belle au bois dormant. Sans doute de nouvelles recherches permettraient-elles de mettre en évidence d’autres corrélations. La plus ancienne littérature universelle offre ainsi des résonances jusqu’au cœur de la civilisation occidentale.

Le problème de l’origine de la langue égyptienne a suscité longtemps des controverses entre les spécialistes qui la rapprochaient des parlers sémitiques et les partisans de son appartenance au domaine linguistique africain. Ces querelles sont aujourd’hui dépassées: on s’accorde à voir dans l’égyptien une langue africaine sémitisée. Cette évolution pose néanmoins le problème des rapports entre la vallée du Nil et le secteur syro-palestinien à l’époque prédynastique, sur lequel nos connaissances demeurent encore fort incertaines.

L’invention de l’écriture hiéroglyphique continue aussi à susciter plus d’une question. Certains voudraient expliquer par un apport mésopotamien le brusque essor de la civilisation égyptienne vers 3000 avant J.-C. Mais à ceux qui voient une influence possible des pictogrammes sumériens sur ceux de la vallée du Nil, on objectera que deux civilisations parvenues à un même stade d’évolution peuvent réagir de façon similaire, sans qu’il y ait nécessairement influence directe de l’une sur l’autre.

Les rapports entre les sagesses de l’Égypte ancienne et la littérature sapientale d’Israël sont toujours à l’ordre du jour. Les textes bibliques étant connus depuis bien plus longtemps que les œuvres égyptiennes, on a eu tendance à se demander tout d’abord si la vallée du Nil n’avait pas subi l’influence des traditions hébraïques. En fait, autour de l’an mille, les modes égyptiennes ont été fortes à la cour de David et de Salomon, qui fit construire un palais qu’on peut penser inspiré par l’architecture égyptienne. Les titulatures de la cour des souverains juifs rappellent celle de Pharaon. Il y a plus: dans le harem de Salomon se trouvait une princesse égyptienne, sans doute la fille de Siamon, la seule fille de pharaon à avoir épousé un étranger. Aussi, dans la littérature sapientiale du jeune État hébreu, peut-on rencontrer l’écho de l’antique sagesse de la vallée du Nil. Par quatre fois, l’Ancien Testament fait d’ailleurs référence à celle-ci: dans Genèse, XLI, 8, lors des songes de Pharaon, on a recours aux sages pour qu’ils en donnent leur interprétation; dans Exode, VII, 11, lorsque Aaron brise sa verge qui devient un serpent, Pharaon fait appel aux sages; en fait, dans ces deux cas, il s’agit de magie plus que de sagesse; dans le Ier livre des Rois, V, 10, Salomon, assure-t-on, dépassa en sagesse tout l’Orient, et l’Égypte en particulier; dans Isaïe, XIX, 11-15: «Fous sont les princes de Zoan. Les sages conseillers de Pharaon donnent de stupides conseils. Comment pouvez-vous dire à Pharaon: Je suis un fils de sage, un fils des anciens rois?» De façon parallèle, certains accents des Psaumes du roi David évoquent les hymnes solaires amarniens; les chants des harpistes retrouvent leur écho dans les textes pessimistes du temps de Salomon; le Cantique des cantiques s’apparente aux poésies amoureuses du Nouvel Empire; l’histoire de Joseph et de la femme de Putiphar rappelle le Conte des deux frères .

Doit-on voir des réminiscences de l’Égypte dans certaines fables de l’Inde? Elles y auraient pénétré à l’époque alexandrine, lorsque le trafic de la mer Rouge mit en liaison la vallée du Nil et l’océan Indien. Mais aucun argument décisif n’a encore été apporté.

Très délicate est aussi la question de la diffusion des contes égyptiens. Certaines ressemblances ne peuvent être fortuites: des comparaisons ont pu être établies avec des histoires légendaires ou les mythes de nombreux pays, le folklore russe étant particulièrement révélateur à cet égard. Mais G. Lefebvre, spécialiste par excellence des contes égyptiens, a recommandé la plus grande prudence: le folklore, forme la plus élémentaire de la littérature, peut présenter des points communs dans plusieurs civilisations sans impliquer obligatoirement d’influences.

Un dernier point sur lequel il convient de s’interroger est celui de l’anonymat assez général de la littérature égyptienne. Encore conviendrait-il d’en préciser les limites. Plus d’un texte a conservé le nom de celui qui l’a recopié; d’autre part, le début de bien des sagesses livre un nom d’«auteur»; mais ce personnage est-il réellement celui qui a composé le texte, ou bien le lui a-t-on attribué par une sorte de tradition littéraire? Quelle qu’ait été la place des scribes dans la civilisation pharaonique, on n’y a guère mis en avant les noms d’écrivains, pas plus que ceux des artistes, sculpteurs ou peintres. Tous ces créateurs se sont effacés derrière leurs créations.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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